En ce 21 août, on commémore les cinquante ans de la répression du Printemps de Prague, en 1968. Curieux de célébrer un printemps à la fin de l’été, et une parenthèse enchantée de libertés le jour où elle prit fin, dans le fracas des chaînes de 6,000 tanks du Pacte de Varsovie. 6,000 : ce chiffre m’a toujours semblé fantasmatique. Il est pourtant la juste mesure du traumatisme causé.
En cette année 2018, l’Armée américaine n’en a pas autant, et son homologue française n’en compte que quelques centaines, alors 6,000 pour envahir un pays qui compte alors 15 millions d’habitants, on imagine l’effroi. Passé à la postérité grâce aux célèbres photos de Koudelka, ce sentiment ne dit cependant rien des mois précédents, du big beat au son des guitares électriques Jolana dans les salles enfumées des maisons de la culture de province. Rien des auteurs proscrits que l’on redécouvre avidement, de la censure qui disparaît comme par enchantement, du cinéma (celui de Menzel, Herz ou Forman) qui se fait soudain caustique et formellement très libre, contre tous les canons esthétiques du régime…
On a tous une période de l’histoire que l’on aurait aimé vivre, parce qu’épique, héroïque ou esthétique. Moi, j’aurais aimé vivre le printemps de Prague. En Bohême, le printemps est toujours une délivrance, celle des jours où d’un dégel interminable, on passe soudain aux arbres chargés de fleurs. Des jours qui se font sans fin à mesure que les jupes raccourcissent et que la bière étanche la soif. Ce printemps 1968 ressemblait aux autres, à ceci près que le dégel était aussi culturel et politique. Tout ce que le printemps apporte d’ordinaire : le renouveau, la liberté de mouvement, une libido au diapason, mais puissance mille.
Parce que soudain, les frontières – celles du pays, de la création ou du langage – tombent d’elles-mêmes. Parce qu’une jeunesse éduquée s’aventure sur des terrains la veille encore prohibés : musique, design, avant-garde. Parce que l’illusion de renaissance du printemps devient alors bien réelle. Tous mes ami-e-s tchèques ayant vécu cette parenthèse (c’est-à-dire souvent les parents de mes amis), se souviennent presque jour par jour de ces mois de liberté. Parfois presque rien : le plaisir de lire autre chose, un soudain appétit pour les débats publics, une histoire d’amour née au détour d’une discussion politique, un voyage à l’Ouest, un film, une pièce de théâtre… Tous, aussi, se souviennent du 21 août, qui les surpris à Prague (rarement), à la campagne (souvent) ou à Paris ou Rome (parfois). Et de la gueule de bois de 20 ans qui suivit, sombre et triste autant que ce printemps fût lumineux et inoubliable.