mardi 17 octobre 2017

Kieslowski - 20 ans déjà




Kieslowski occupe une place à part dans mon imaginaire, une place aussi sensible que son cinéma ou que la pellicule sur laquelle il se déploie. Il y a 18 ans, pour le deuxième anniversaire de sa disparition, j'ai organisé à Prague la première rétrospective intégrale (ou presque) de son oeuvre. L'occasion de projeter, outre la trilogie, la Double Vie de Véronique ou Tu ne tueras point, des films moins connus comme Le Hasard, l'une des premières variations cinématographiques autour de différentes fins possibles, et de vraies raretés telles que Le Personnel (1975), La cicatrice (1976) ou Le Point de vue du gardien de nuit (1977).   

Dans un mémoire présenté pour le diplôme de l'Ecole de cinéma de Lodz, en 1968, Kieslowski entendait définir sa conception du documentaire : utiliser les ressorts de la dramaturgie du réel et par un certain usage de la caméra, atteindre à des vérités non apparentes. De fait, les films documentaires qu'il produit dans les années 1970, financés par la télévision d'état polonaise, révèlent l'acuité de son regard. Des gros plans éminemment subjectifs s'opposent au traitement apparemment neutre du sujet et se substituent à tout commentaire. La caméra attentive et patiente capte d'intenses moments de vérité, tels que les larmes d'un - trop - jeune père (L'Hôpital) ou l'obsession de l'ordre d'un vigile (Le Point de vue du gardien de nuit).




"Saisir des gestes et des instants... c'est l'intérêt du documentaire et c'en est le piège", découvre Kieslowski, se confrontant par l'expérience à la question essentielle de la représentation. En mettant à jour l'invisible, des fragments de vie qui relèvent de l'intimité, le réalisateur en devenir atteint malgré lui à la part obscène du regard. 


Mais chez lui, le souci éthique est déjà omniprésent et lui commande de passer à la fiction avec l'Amateur par exemple (1979), qui évoque justement la découverte par un vidéaste débutant du pouvoir illégitime de la caméra. 




Son expérience de cinéaste documentaire lui révèle aussi la place centrale du hasard dans l'existence. "Peut-être faut-il juger en termes de bien et de mal, mais je ne le peux pas car je le crois pas", affirme-t-il. Parce que le réel est complexe, 
Kieslowski n'envisage pas son art autrement, cherchant cette morale à même de saisir toute la complexité du monde et des individus et qui lui dévoile l'expérience d'avocat de Krzystof Piesewicz. Celui-ci, qu'il rencontre en 1982, au début de l'Etat de guerre, deviendra son co-scénariste attitré, projetant dans les personnages sa lecture clinique mais humaniste des rouages du libre-arbitre. Après que Kieslowski eut arrêté de tourner, il entamera une carrière politique, se faisant élire sénateur.

Ce que Kieslowski veut donner à voir de la Pologne d'alors, c'est le non-représenté, les mécanismes à l'oeuvre dans une société exsangue. Le Hasard (1981) et Sans fin (1983), dressent un état peu complaisant de la société polonaise, en proie à la fois au vide de sens laissé par un régime fâché avec la vérité et la sincérité, et aux tourments d'une société de consommation sans cesse frustrée. 




Il ne s'agit pas pour autant de films militants : le seul engagement qui trouve grâce aux yeux du réalisateur, c'est celui envers soi-même, l'éthique de responsabilité. Les dix oeuvres du Décalogue sont autant de variations sur ce même thème, où le cinéaste s'affranchit en partie et pour la première fois du contexte polonais. 


Rétrospectivement, chacune des histoires apparaît caractéristique de ces années précédant immédiatement la fin du régime, au cours desquelles ont déjà disparu tous les repères moraux et idéologiques du socialisme d'Etat, au bénéfice d'un hédonisme coupable ("Tu ne convoiteras pas la femme d'autrui") du "hooliganisme" (Tu ne tueras point) ou du culte voué aux nouvelles technologies ("Tu n'honoreras qu'un seul Dieu"). 


Mais dans le même temps, le Décalogue prétend déjà à l'universalité : celle du hasard, de la répétition des situations, celle, impossible, de la morale. Il quitte alors ce pays si sombre que zèbrent uniquement les néons clinquants de Varsovie, pour la France, où il réalise les quatre opus qui le feront accéder à la notoriété.





Tandis que La Double Vie de Véronique est une ultime variation sur le seul thème du hasard, la trilogie des couleurs confronte toutes les préoccupations du réalisateur. Trois films qui renvoient à la devise républicaine et où les personnages composent tous avec la morale. Morale de conviction pour la jeune valentine, morale de responsabilité pour le vieux juge qui espionne ses voisins (Rouge) et le coiffeur millionnaire (Blanc). Et puis le hasard, toujours cette puissante force mystérieuse, qui fait se croiser les destins dans une répétition obstinée des événements. Bleu, Blanc, Rouge font soudain apparaître comme indissociables les questions jusqu'alors posées séparément par le cinéaste. 

Kieslowski parvient alors au bout de son cheminement, en réalisant des films qui reflètent la complexité du monde, l'infinité des choix possibles et de leurs conséquences, la vacuité de toute réponse définitive et univoque. Toute réponse n'est qu'un choix individuel. Et Kieslowski choisit de ne plus tourner.



Animation / illustration Rouge : Ingeborg